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Marc-Henri Arfeux au fil des jours : Publications, Nouveautés, Evénements
21 décembre 2014

LECTURE DU DEBUT DE L'AMBASSADEUR

Lecture du début de L'Ambassadeur à Montpellier, à l'occasion de la remise de Grand Prix de Prose Gaston Baisette 2014 :

 

 

Début du texte de L'Ambassadeur :

 

La chambre était en ordre irréprochable, selon sa règle habituelle. Lorsque j’y pénétrai, l’orage venait à peine de s’éloigner, libérant une lumière ambrée dont la coulée soudaine glissait contre la table et venait presque jusqu’au lit. Par la fenêtre ouverte, les salves d’hirondelles rejaillissaient dans l’air mouillé, avec la virulence aigue et fraîche de l’éternelle jeunesse, tandis que les derniers roulements du ciel s’effaçaient vers la mer comme les fumées d’un lent navire sortant du port. Bientôt, la chaleur de mi-juin, gorgée d’humidité à la manière de ces pivoines qui se redressent et se dilatent en fin d’après-midi, se traînerait à nouveau parmi les rues, dans les battements de pas, les voix croisées, les incessantes grappes des klaxons et les chansons sentimentales dans les cafés du voisinage. Mais pour l’instant, la soudaine embellie imposait un suspens à la rue Fouad pendant que je considérais la pièce où Nour Warden avait dormi, écrit et médité au cours des cinq dernières années. Le reste du petit appartement m’était infiniment plus familier. Je gardais le souvenir de longues soirées passées à discuter dans le salon donnant sur cour, de la préparation du thé, à la cuisine où les carreaux gris bleu et blond passé renvoyaient la lumière de telle façon qu’à certaines heures on avait l’impression d’entrer dans un bassin. Il y avait aussi le corridor aux inflexions inattendues, qui serpentait depuis le hall jusqu’à cette chambre solitaire, pourtant tournée vers la rue Fouad qui lui communiquait sa pulsation, filtrée, il était vrai, par les fenêtres et les volets aux heures de sieste ou de très haute circulation, chambre étonnement calme au beau milieu de tant d’échos et de clameurs, telle une oreille subtile qui sans rien perdre du dehors sait se mettre à l’écoute de ses propres silences. Or, justement, cette pièce où, en cinq ans, je n’avais pénétré que trois ou quatre fois, était dorénavant la seule à retenir mon attention, mais non pour cette raison qu’on y avait ramené le corps de Nour afin de le soustraire à la curiosité publique et le veiller dans la plus stricte dignité : très étrangement, il me semblait qu’elle était seule dans tout l’appartement à conserver la forme immatérielle de l’amitié qui nous avait unis. Ma certitude tenait sans doute à l’intuition plus ou moins fine ou illusoire qui envahit les survivants intimes après un drame comme celui qui avait emporté Nour, drame d’autant plus violent, pour nous qui l’admirions et qui l’aimions, qu’il n’avait pas laissé de lettre et qu’aucun signe d’aucune sorte ne nous avait permis de soupçonner l’approche du pire. La plupart d’entre nous pensaient comme la police : s’il avait fait le choix de l’hôtel Kiosk où il n’était jamais allé auparavant, c’était pour être sûr que nul hasard, tel celui d’une visite inattendue ou d’un appel téléphonique, ne viendrait s’interposer entre son acte et son projet. Sans doute était-ce aussi de la pudeur envers Zhora : il avait su lui épargner l’épreuve de découvrir son corps à l’heure où d’habitude elle arrivait chez lui. La même pudeur avait encore trouvé sa forme dans le pourboire qu’il avait discrètement laissé sur le bureau de réception lorsqu’il avait réglé d’avance la chambre où il devait ensuite s’allonger sur le lit et « se donner la mort », selon la surprenante formule de l’usage ordinaire. Que se donne-t-on vraiment lorsqu’on décide de se tirer un coup de revolver au cœur ou à la tempe, de se jeter du haut d’un pont, de se trancher les veines, ou, comme il l’avait fait, d’absorber des médicaments ? Et que regarde-t-on à la seconde où la bouée du tout dernier recours est désormais hors de portée ?

 

© Marc-Henri Arfeux, Souffles, 2014, all rights reserved

 

1

Marc-Henri Arfeux, Offrande : pétales, graines, pierres, fossile, cuiller à fard égyptienne (copie de l'oeuvre originelle)

 

 

 

 

 

 

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